Jean Cassien et le mythe des anges déchus

Cristian BAdiliTA

        Dans le livre 8 des Conférences (ch. 20), l’ami de Cassien - Germain - demande des explications à Serenus, un des parfaits du désert de Nitrie, au sujet du commerce des fils de Dieu avec les filles des hommes, dont parle Genèse 6, 1-4. Voici, dans la version des Septante, le passage auquel se réfère le jeune novice:

Et il arriva, lorsque les hommes commencèrent à être nombreux sur la terre, que des filles leur naquirent. Or, apercevant les filles des hommes, les fils de Dieu virent qu’elles étaient belles et ils prirent pour eux des femmes parmi toutes celles qu’ils avaient choisies. Et le Seigneur Dieu dit: Mon esprit ne restera pas en ces hommes-ci pour toujours, parce qu’ils sont des chairs, mais leurs jours seront de cent vingt ans. Or, les géants étaient sur la terre en ces jours-là; et après cela, quand les fils de Dieu s’approchaient des filles des hommes et qu’ils engendraient pour eux-mêmes, c’étaient là les géants du temps passé, les hommes fameux.

        Jusqu’à ce moment-là, abba Serenus s’était longuement entretenu avec ses invités sur un certain nombre de questions liées à la démonologie. Il avait entamé son discours par une brève et assez discrète présentation de la théorie cosmogonique d’Origène (Conl. 8, 7-8), censée apporter une réponse plus au moins acceptable à la question de la multiplicité et de la diversité des démons. Ensuite, il avait touché au problème concernant les anges des nations (Conl. 8, 13) - qui avait aussi beaucoup intéressé Origène - et à celui des anges personnels (Conl. 8, 17). Enfin, pour soutenir son propos, il avait ra­conté un épisode dramatique de la vie d’Antoine (Conl. 8, 18). La ques­tion de Germain, exceptionnellement loquace lors des conférences 7 et 8, relance le débat: “Que doit-on penser de ces anges apostats, dont il est dit qu’ils eurent commerce avec les filles des hommes? Ces mots peuvent-ils convenir dans le sens littéral à des natures spirituelles?” (Conl. 8, 20). L’exposé de Serenus se déroule en plusieurs étapes.

        D’abord, il prévient sur l’interprétation littérale des versets de Gn 6, 1-4: “Il ne faut pas croire - dit-il - que des natures spirituelles puissent avoir un commerce charnel avec des femmes. En effet, si la chose s’était déjà passée une fois, jadis, pourquoi ne se répéterait-elle encore de nos jours, étant donné que les démons aimeraient mieux faire le mal eux-mêmes que d’y pousser les hommes?” (Conl. 8, 21). Une fois admis le fait qu’il n’y a pas d’interprétation littérale possible au passage en question, Serenus propose une solution de compromis, qui consiste à rapporter quelques antiquae traditiones concernant l’origine et la perpétuation du mal dans l’histoire. Ces “traditions antiques” rapportent les faits suivants (Conl. 8, 21):

        Seth est né, après la mort d’Abel, “pour hériter de la justice et de la piété de son frère”.

        Dès le début de l’histoire humaine il existe deux lignées, radicalement opposées l’une à l’autre: celle de Seth, la race des justes, et celle de Caïn, la race des sacrilèges. Ces deux lignées seraient restées séparées pendant très longtemps: “Les générations descendues de Seth, le juste, n’admirent d’alliances que dans leur lignée et leur sang, et demeurèrent longtemps fidèles à la sainteté de leurs pères et de leur commun ancêtre, sans se contaminer aux sacrilèges et à la perversité de la race mauvaise, qui gardait en elle la semence de l’impiété” (Conl. 8, 21); d’où, le nom d’“anges de Dieu” (angeli Dei) que la Bible attribue à ses représentants. Par opposition, les “enfants de Caïn” sont appelés “fils des hommes” (filii hominum).

        “Cette heureuse et sainte séparation persista entre eux, jusqu’à ce que les fils de Seth […] voyant les filles de ceux qui étaient nés du sang de Caïn, et épris de leur beauté, prennent parmi elles leurs épouses”.

        “Celles-ci communiquèrent à leurs maris les vices de leurs parents, et les firent déchoir de la sainteté dans laquelle ils étaient nés et de la simplicité des ancêtres”.

        Cet événement entraîna une série de catastrophes d’ordre psychologique et ontologique. Les fils de Seth oublièrent très vite la vera physicae philosophiae disciplina, héritée de leurs ancêtres, discipline qu’Adam possédait d’une manière tout à fait naturelle. Cet oubli fut accompagné d’une recon­version de la “science naturelle” vers des buts complètement profanes: “Elle (la race pervertie de Seth) en institua effrontément l’art curieux des malé­fices, les prestiges et les pratiques superstitieuses de la magie”. Parallèle­ment, le culte monothéiste, corrompu, se mua en culte polythéiste.

        Le mélange des deux races donna naissance à une génération de monstres, les géants, qui furent les premiers humains à vivre non pas de leur tra­vail, mais du pillage de leurs voisins. Ils se distinguaient par leur crudelitas, violentia, truculentia, ainsi que par leur inormitas corporum. A partir de ce moment-là, le déluge s’imposa comme une solution obligatoire pour le re­nouvellement de l’humanité corrompue. Après le déluge, la loi écrite rem­plaça la loi naturelle. En effet, dit Serenus, “la loi écrite ne devait pas être donnée dès le principe; car elle était superflue, tant que la loi naturelle restait debout et n’était pas entièrement altérée” (Conl. 8, 24).

        Enfin, les mêmes “traditions anciennes” rapportent que la curiosarum rerum notitia (“le savoir des choses étranges”) ne périt pas avec le déluge, mais elle fut sauvée in extremis par Cham, l’un des fils de Noé. Cham était initié “aux arts sacrilèges et profanes”. “Sachant qu’il ne pourrait introduire dans l’arche, où il devait entrer avec son père, qui était un juste, et ses vertueux frères, un livre qui en conservât la mémoire, il en grava les recettes criminelles et les inventions abominables (scelestas artes ac profana commenta) sur des lames de métal inattaquables par l’eau, et sur des pierres très dures” (Conl. 8, 21). Il sauvegarda ainsi la mauvaise mémoire de l’humanité.

        Dans les pages qui suivent, je me propose de faire une relecture de l’exégèse de Cassien à l’intérieur de la tradition patristique, remontant aussi jusqu’à certains textes de la littérature juive apocryphe. Pour ce faire, je suivrai le schéma que je viens de dégager (Conl. 8, 21). J’ajoute aussi que les témoignages pris en compte seront discutés dans un ordre strictement chro­nologique.

        Le mythe dans les écrits intertestamentaires

        Comme l’avait déjà montré M. Delcor, Gn 6, 1-4 ne contient aucune allusion à une chute et encore moins à une punition quelconque des “fils de Dieu”. Le passage biblique aurait eu pour but d’expliquer l’origine des géants, qui furent aussi des héros fameux (il s’agit donc de personnages tout à fait positifs), et de “montrer que la présence du mal dans le monde a pour origine une rupture d’équilibre dans l’ordre divin pré-établi, celui dans les relations entre le monde céleste et le nôtre”.

        1) Le récit détaillé de la chute des anges apparaît pour la première fois dans la première section de 1 Hénoch, texte à plusieurs couches, rédigé probablement en araméen, au début du IIe siècle av. J.-C.. Les “fils de Dieu” sont ici des anges qui vivent dans le ciel. Ils s’éprennent des filles des hom­mes, “fraîches et jolies” (6, 1), et décident de les épouser. Pour cela, ils des­cendent sur le sommet du mont Hermon après avoir juré de rester unis et de ne pas trahir leur engagement. Ces anges rebelles sont au nombre de deux cents. Ils se “souillent au contact des femmes” (7, 1), qui enfantent les géants, “hauts de trois mille coudées” (7, 2), tellement voraces qu’ils ne se sentent jamais rassasiés. Leur faim, toujours inassouvie, les pousse à manger des hommes, des bêtes et même à se dévorer entre eux.

        D’une part, les anges enseignent aux femmes “les drogues, les charmes et la botanique” (7, 1); d’autre part, ils montrent aux hommes “les métaux et la manière de les travailler”, la parure, la sorcellerie, l’astrologie, etc. (8). Ces enseignements pervers remplissent la terre de sang, de débauche et de vices. Comme punition Dieu fera jeter les anges rebelles “dans les replis de la terre” tout en préparant la mort des géants, dont les esprits continueront toutefois à hanter les fils des hommes et des femmes “jusqu’au jour de la consommation” (16). Les anges sont doublement coupables: une fois, parce qu’ils “se sont souillés au contact du sang des femmes” (15, 4) - en agissant donc “comme des fils de la terre” (15,3) et non pas comme des “fils du ciel” - et une deuxième fois, parce qu’ils ont révélé des secrets importants à leurs maîtresses (17, 3). Le reproche le plus fort reste cependant celui de n’avoir pas su gar­der pure leur nature spirituelle, qui exclut a priori l’existence des femmes: “Vous étiez de nature des esprits, éternellement vivants, soustraits à la mort pour toutes les générations du monde, et c’est pourquoi Je n’ai pas créé parmi vous de femelles” (15, 6-7). Pour l’auteur de l’apocryphe, les anges sont des êtres complets, se suffisant à eux-mêmes, tandis que les hommes sont des êtres incomplets, qui ont toujours besoin d’un auxiliaire pour perdurer. Dans ce cas, l’ascèse devient une imitatio angelorum supposant aussi le rejet obligatoire de la femme et donc un misogynisme programmatique.

        2) La faute des anges est aussi racontée dans Le livre des Jubilés. A la différence de 1 Hénoch, les anges y apparaissent comme ayant été investis par Dieu d’une mission de sauvetage de l’humanité menacée. Au cours de cette mission ils se laissent séduire par la beauté des mortelles et commettent l’irréparable (5, 1). La chute a pour conséquence immédiate la corruption de toutes les espèces terrestres et l’apparition de la violence: “Tous corrompirent leur conduite et leurs règles de vie et ils commencèrent à se dévorer entre eux. La violence s’accrut sur la terre et toutes les pensées de tous les humains étaient tout le temps mauvaises” (5, 2). Le point inédit par rapport au témoignage précédent est la transmission par les Veilleurs d’un certain nombre d’enseignements maléfiques par l’intermédiaire de l’écriture. C’est Kaïnam, petit-fils de Noé - né après le déluge et sachant lire -, qui dé­couvre à un moment donné une “inscription que les anciens”, c’est-à-dire les gens d’avant le déluge, “avaient gravée sur le roc. Il lut et copia ce qui y était inscrit et s’égara de ce fait: il s’y trouvait la doctrine des Veilleurs, selon laquelle ils pratiquaient la divination par le soleil, la lune et les étoiles” (8, 3-4). Il copia cette inscription, mais se garda d’en parler à Noé, “pour ne pas l’irriter”. Par cette découverte Kaïnam inaugura une tradition ésotérique parallèle à celle transmise ouvertement par son grand-père.

        Philon et Flavius Josèphe

        3) Le premier à tenter une démythisation radicale du fragment, en lui prêtant un sens allégorique, c’est Philon d’Alexandrie. Cassien reprendra d’ailleurs à son compte l’exégèse de Philon, dont il eut connaissance soit directement à la source, soit d’une manière indirecte, à travers les ouvrages d’Origène, Didyme, Jean Chrysostome, une influence de la part d’Ambroise et d’Augustin n’étant pas non plus totalement exclue (mais très peu probable).

        Philon rejette, dès les premières lignes de son traité De gigantibus (6-18), le caractère mythologique du passage en question: “Que personne”, s’écrie-t-il, “ne voie un mythe dans ces mots” (7)! Pour lui, les filles de la foule humaine représentent les fruits du vice, s’opposant aux trois fils de Noé, qui sont les fruits de la vertu: “En effet, puisque Noé le juste met au monde des produits mâles, lui qui poursuit la raison parfaite, droite et réellement mâle, il est manifeste que l’injustice commune ne produit que des fe­melles” (5). Deuxième point: à ses yeux, l’“ange”, le “démon” et l’“âme” “sont des noms différents qui renvoient à une seule et même réalité” (16). Par conséquent, les anges, dont parle Gn. 6, 1-4, “usurpent le nom d’anges, ne connaissant pas les filles de la droite raison, les sciences et les vertus, mais recherchent les descendantes mortelles des hommes mortels” (17); les autres anges, qui cherchent les sciences et la vertu, représentent, quant à eux, les âmes pures des philosophes. Finalement, le schéma exégétique de Philon ramène le commerce des anges avec les filles des hommes au com­merce de l’intellect divin avec les passions de nature terrestre, selon un schéma typiquement platonicien. Dans cette perspective, les géants repré­sentent la catégorie des hommes charnels.

        En effet, d’après une théorie exposée dans le De gigantibus (60-61), il existe trois espèces d’hommes: ceux qui, par nature, appartiennent à la terre - eux, ils “se mettent en chasse des plaisirs des corps” et “se préoccupent d’en tirer jouissance et profit”; ceux qui, par nature, appartiennent au ciel - il s’agit des “artistes, des savants et des humanistes” (technitai, epistemones kai philomatheis); et ceux qui appartiennent à Dieu - les prêtres et le pro­phète, “qui ne voulant pas se mêler à la République de l’univers et devenir des citoyens du monde, transcendent tout le sensible pour atteindre le monde intelligible”. Les géants représentent l’humanité qui s’est écartée de la droite raison en “falsifiant la monnaie la plus excellente” et donc en trahissant le principe même de sa propre existence.

        Deux idées, d’ailleurs connexes, méritent d’être soulignées en ce qui concerne la démarche exégétique de Philon. Tout d’abord, le texte de Gn. 6, 1-4 bénéficie d’une lecture à la fois démythisante et allégorique, opération qui va à l’encontre de la tradition apocalyptique représentée par le 1 Hénoch et le Livre des Jubilés, où le passage correspondant produit des scénarios my­thiques très développés. Cela n’empêche que les “anges” gardent leur carac­tère d’entités divines, seulement fortement abstractisées. On comprend dès lors que ce que j’appelle “lecture démythisante” du mythe n’est, en réalité, qu’une lecture proprement philosophique, voire rationnelle, faite avec une clef platonicienne.

        4) Avec Flavius Josèphe (AJ I, 67 sq) on est encore plus proche du discours d’abba Serenus. Flavius Josèphe met en évidence l’écart qui existe, dès le début, entre la lignée de Seth et celle de Caïn (il ne parle d’aucune union charnelle entre les anges et les femmes). Les descendants de Seth, nous dit-il, étaient tous des hommes de bien, exercés en vertu. Ils gardèrent ce trésor très longtemps, leur déchéance n’ayant pas une cause précise, comme chez Cassien, mais étant plutôt un processus naturel et inévitable. Voici le fragment:

Pendant sept générations, ces gens continuèrent de considérer Dieu comme le maître de toutes choses et à prendre en tout la vertu comme guide; mais avec le temps, ils s’écartèrent pour mal faire des coutumes ancestrales: ils ne rendirent plus à Dieu les honneurs dus et ne se soucièrent plus de justice à l’égard des hommes, mais ils montrèrent dans leurs actions le zèle pour le mal double de celui qu’ils avaient auparavant pour la vertu. (AJ I, 72)

        L’épisode de l’union des anges avec les femmes est à son tour invoqué, mais aucune relation n’est rigoureusement établie entre cet épisode et celui qui raconte la déchéance de la lignée de Seth. Le témoignage de Flavius Josèphe, bien qu’assez imprécis, apporte un complément très significatif à l’interprétation proposée par Philon. En outre, il nous relate la façon dont le savoir positif détenu par Seth fut transmis aux générations futures:

Pour éviter que les découvertes ne soient perdues pour l’humanité, et détruites avant d’être connues […] ils firent deux stèles, l’une de brique, l’autre de pierre, et inscrivirent leurs découvertes sur les deux, de manière que si celle en brique disparaissait dans le déluge, celle en pierre subsisterait pour enseigner aux hommes ce qu’ils y avaient consigné. (AJ I, 70-71)

        Les Pères de l’Eglise et les apocryphes chrétiens

        Pour les apologistes chrétiens (je me limiterai ici au cas de Lactance) les anges déchus sont les démons auxquels les païens rendent un culte illégitime. Leur chute explique l’origine du polythéisme. C’est la conception d’Irénée (Adv. haer. I, 5), de Justin (2 Apol. 5) ou de Tertullien (Apol. 22). Origène fait sienne l’interprétation de Philon (Comm. sur Jean VI, 217; Contre Celse V, 55), sans pour autant la développer d’une manière systématique; au moins dans les ouvrages qui nous sont parvenus de lui. Le même schéma de lecture allégorisante sera repris, avec peu d’éléments nouveaux, par Didyme l’Aveugle dans son Commentaire sur la Genèse (ch. 15 et sq).

        5) Les Homélies pseudo-clémentines, apocryphe datant de la première moitié du IIIe siècle, accordent une grande importance à notre mythe, le plaçant au cœur de la huitième homélie. Au début, raconte Paul, Dieu créa l’homme à son image, en lui révélant tous ses secrets sous la forme d’une loi naturelle et éternelle. Tant que celui-ci et, ensuite, ses descen­dants respec­tèrent cette loi, ils ne subirent aucun malheur, toute maladie leur étant in­connue. Cependant, de même qu’ils n’avaient aucune con­science du mal dont ils étaient épargnés, ils n’avaient pas non plus la conscience du bien dont ils jouissaient. Peu à peu l’ingratitude s’empara d’eux, “si bien qu’ils en vinrent à penser qu’il n’y avait même pas de providence” (8, 11). Cette attitude in­grate et méprisante envers Dieu alluma la colère des anges, résidant dans la région inférieure du ciel, qui demandèrent à Dieu la permission d’aller sur terre pour châtier les coupables. Et le texte continue:

Leur demande ayant été exaucée, ils se métamorphosèrent en toute espèce de choses: car, étant d’une essence plus divine, ils pouvaient facilement se changer en tout ce qu’ils voulaient. Ils se firent donc pierres précieuses, perles propres à attirer les regards, pourpre magnifique. […] Ils se changèrent également en quadrupèdes, en reptiles, en poissons, en oiseaux et tout ce qu’ils voulaient. (8, 12)

        Ensuite, ils vêtirent la nature humaine, “pour montrer la possibilité de mener une vie sainte” (8, 13). Malheureusement, ils prirent aussi les faiblesses de cette nature, se laissant vaincre par les passions charnelles. Ils eurent commerce avec les femmes, se souillèrent et perdirent toute leur puissance angé­lique.

        Lorsque les “filles des hommes” demandèrent à être récompensées,

ils découvrirent les entrailles de la terre, l’éclat des métaux extraits des mines, l’or, le cuivre, l’argent, le fer et les matières semblables, avec toutes les pierres les plus précieuses. En même temps que ces pierres enchantées, ils transmirent les arts relatifs à chaque chose, initièrent les hommes à la magie et leur enseignèrent l’astronomie, les vertus des racines et toutes ces choses que l’intelligence humaine n’eût jamais su trouver d’elle-même; ils leur apprirent également à fondre l’or, l’argent et les métaux pa­reils et à teindre les vêtements de couleurs variées. En un mot, tout ce qui est destiné à l’ornement et à l’agrément des femmes est une invention des démons enchaînés dans la chair. (8, 14)

        De l’union des anges déchus avec les femmes naquirent les géants, les premières créatures à se nourrir de la viande. Les géants étaient, eux aussi, mortels, mais après la mort leurs âmes continuaient d’errer “dans le monde”, de sorte que Dieu crut bon de leur imposer une règle de vie, destinée à limiter leur pouvoir à cette partie de l’humanité qui se refuserait à reconnaître la loi de Dieu.

        6) Lactance traite le mythe de la chute des anges en apologiste. Pour lui, les anges restent des anges et leurs aventures ou plutôt leurs mésaventures, sont invoquées dans le but précis de démontrer l’inanité de la religion païenne. En outre, l’auteur des Institutions divines connaît bien les diverses traditions orientales dans lesquelles il puise son inspiration. On remarquera une certaine similitude entre son scénario et celui proposé dans les homélies pseudo-clémentines.

        Lorsque les hommes, raconte-t-il, commencèrent à se multiplier sur terre, Dieu leur envoya ses anges, pour les protéger des mauvaises intentions du diable. Seulement, celui-ci se montra plus astucieux que ses adversaires et réussit à les corrompre en les poussant “peu à peu au vice” et “en les unissant aux femmes”. “Alors, n’étant plus accueillis dans le ciel à cause des péchés dans lesquels ils s’étaient plongés, les anges retombèrent sur la terre” (Inst. div. II, 15, 3), de sorte qu’ils devinrent les satellites de Satan, c’est-à-dire des démons. Leurs enfants, nés du commerce avec les filles des hommes, hantent les couches de l’atmosphère sublunaire en y constituant la catégorie des démons terrestres. Les démons tirent leur nom de daimonas, “ceux qui comprennent et savent les choses”. Mais, malgré leur immense savoir, “il ne leur est pas donné de connaître exacte­ment les dispositions divines”, ce qui explique l’ambiguïté de leurs oracles. Les démons inspirent les mages et possèdent la capacité de s’introduire dans les corps des personnes. “Puis, une fois discrètement à l’œuvre dans leurs entrailles, ils détruisent leur santé, provoquent des maladies, terrifient leurs esprits par des songes, secouent leur raison par des crises de folie” (ibid.). Ils utilisent ces strata­gèmes pour engendrer la peur et l’adoration par la peur. D’après Lactance, ce sont les démons qui ont inventé l’astrologie, l’haruspicine, l’art des au­gures, la nécromancie et tout art magique en géné­ral. Ce sont eux toujours qui ont “enseigné l’art de faire des images et des statues”, en d’autres mots, qui ont introduit par le biais de la sculpture la pratique de l’idolâtrie. Par leur ruse perverse, ils déforment la vérité, en se réclamant d’une manière tout à fait illégitime du modèle divin et en gagnant des prosélytes par des oracles menteurs et par de faux prodiges.

        Comme on peut le constater, le mythe de la chute des anges, lorsqu’il est utilisé dans des buts apologétiques, fournit une explication à la fois simple et cohérente sur l’origine et le maintien des croyances païennes jusqu’à l’arrivée du christianisme. La condition principale pour que cette explication tienne debout, c’est que l’exégète ne mette jamais en doute l’authenticité du mythe, autrement dit, sa valeur épistémologique. Les apologistes se situent donc dans la droite ligne de la tradition mythologisante (représentée par 1 Hénoch, les Jubilés et les Homélies pseudo-clémentines) et en opposition complémentaire avec la démarche allégorisante d’un Philon ou d’un Origène.

        7) La conférence d’abba Serenus insiste, on l’a vu, sur la croyance en deux races d’hommes - l’une parfaite et gardienne de la vertu, l’autre mauvaise - qui se partageraient le monde dès l’origine. L’humanité perverse re­monte à Caïn, l’humanité vertueuse à Seth, que certains mouvements gnostiques, en l’occurrence les sethiens, ont choisi comme modèle existentiel.

        Les Sethiens tirent le nom de leur “secte” du nom du troisième fils d’Adam, qu’ils identifient au Christ. Ils pensent que le monde se trouve sous la domination des anges, qui d’ailleurs l’avaient créé. Ce sont les anges toujours qui ont engendré le couple primordial (deux hommes dont descendent Caïn et Abel), source de mésen­tentes et de querelles continuelles. Au-delà des anges bagarreurs il y a la Mère (Meter), appelée aussi la Femelle (Théleia), portant en son sein la se­mence divine. Après la mort d’Abel, elle donne naissance, par son désir (enthymetheisa), à Seth, “en déposant en lui la semence et la scintille d’en haut”. Mais les anges, pris de jalousie, gâchent aussi cette nouvelle création, en se mêlant aux hommes. La Mère décide d’en finir avec le monde par le déluge, pour ne conserver que la bonne semence. Cependant, dit le texte de Pseudo-Tertullien, occulte et latenter et ignorante illa matre virtute cum illis octo animabus in arcam mississe semen Cham. Epiphane confirme ces informations en ajoutant d’autres encore:

Les anges lui ont échappé encore une fois et ont introduit dans l’arche Cham, qui était né de leur semence. Ainsi, huit esprits furent sauvés dans l’arche de Noé, parmi lesquels sept étaient des esprits purs et le huitième, Cham, venait d’une puissance étran­gère: il y fut introduit à l’insu de la Mère d’en haut. Les anges ont tout arrangé, pour que les choses se passent ainsi. Car, disent-ils, les anges avaient appris que toute leur semence serait effacée par le déluge et ils ont fait entrer subrepticement ce Cham, dont on vient de parler, pour qu’il sauve la mauvaise race qu’ils avaient créée. Pour cette raison sont nés l’oubli et la tromperie des hommes, les inclinations désordonnées vers le péché et tous les maux qui se mêlent dans le monde. Ainsi le monde est-il revenu au désordre initial et il s’est rempli à nouveau des maux qui existaient avant le déluge.

        Le mythe sethien présente quelques similitudes frappantes avec le scénario proposé par abba Serenus:

        Les deux humanités opposées: l’humanité de Caïn et celle d’Abel et de Seth. Pour les sethiens, la première humanité a été créée par les anges.

        Seth représente un modèle de vertu et de justice.

        Les anges se mêlent aux hommes (y compris aux descendants de Seth), provoquant le déluge comme remède nécessaire contre le mal universel.

        Cham, l’un des fils de Noé, assure la perpétuation du mal dans le monde après le déluge. D’après Serenus, il fait transcrire les mystères révélés par les anges sur pierre et sur métal; selon le mythe sethien, les anges profitent d’un moment d’oubli ou de négligence de la part de la Mère pour introduire dans l’arche le mauvais Cham.

        Il existe de très fortes chances qu’abba Serenus (ou Cassien) ait connu de première main les traditions des Sethiens, d’autant plus que, d’après le témoignage d’Epiphane, l’hérésie fut fondée et se répandit surtout en Egypte. On sait, d’autre part, que des textes sethiens, comme l’Apocryphe de Jean, l’Evangile des Egyptiens, l’Apocalypse d’Adam ou les Trois stèles de Seth, furent découverts à Nag Hammadi, un endroit très proche de celui où vivait la communauté de Pacôme. Dans ce cas, serait-il trop osé d’admettre que les moines du Nord de l’Egypte aussi ait eu une certaine connaissance, directe ou indirecte, des traditions dont ces textes se font l’écho? Quoi qu’il en soit, une chose nous paraît évidente: tandis que la vision des Sethiens se fonde sur un dualisme radical, allant jusqu’à la misanthropie, la vision de Serenus est beaucoup plus sereine et modérée. En tant que représentant de l’élite chré­tienne (le monachisme), l’interlocuteur de Cassien a tout le droit de se ré­clamer du modèle de perfection incarné par Seth, mais il se garde de transformer ce modèle en un symbole du mépris à l’égard du monde “profane”.

        8) Gn. 6, 1-4 fait aussi l’objet d’un commentaire assez développé de la part de Jean Chrysostome (Homélies sur la Genèse 22). Pour le verset “Or, apercevant les filles des hommes, les fils de Dieu virent qu’elles étaient belles et ils prirent pour eux des femmes parmi toutes celles qu’ils avaient choisies”, il propose l’interprétation devenue déjà classique:

L’Ecriture a l’habitude de donner à des hommes le nom de fils de Dieu. Ceux qu’elle appelle ainsi descendents de Seth. […] Ses descendants sont appelés fils de Dieu dans les Saintes Ecritures, parce qu’ils avaient imité les vertus de leurs ancêtres; le nom de fils des hommes fut donné à ceux qui étaient nés avant Seth, c’est-à-dire aux fils de Caïn, et aussi à leurs descendants. (22, 3).

        Par conséquent, le commerce entre les fils de Dieu et les filles des hommes revient, comme chez Cassien, au commerce entre les descendants de Seth et ceux de Caïn.

        9) Ambroise s’inspire copieusement du De gigantibus de Philon, sans y apporter aucun élément nouveau. Finissons notre enquête par une brève incursion dans l’œuvre d’Augustin. L’évêque d’Hippone parle de Gn. 6, 1-4 dans les Questions sur l’Heptateuque (quaest. 3) et dans le livre 15 du De Ciuitate Dei. Il connaît les trois formes que proposent les diverses versions de la Bible, à savoir “anges”, “fils de Dieu” et “fils des dieux”, mais, contrairement à Philon, il se montre favorable à la deuxième forme. Son inter­prétation a le mérite de rafraîchir un peu le sujet, tout en s’inscrivant dans une tradition déjà assez bien établie.

        Les descendants de Seth et de Caïn constituent, selon lui, les populations des deux fameuses cités, “d’une part la cité céleste pérégrinant ici-bas, d’autre part la cité terrestre qui n’a de désir et d’amour que pour les joies de la terre” (15, 15). Cela signifie que Seth figurerait un certain type d’humanité dispersée un peu partout dans l’histoire. Il n’est pas forcément le troisième fils d’Adam, mais le fils qui imite et perpétue “la sainteté de son frère” tué, Abel; son nom signifie “résurrection” et sa descendance, chose significative, ne compte aucune femme; de surcroît, “le nombre des générations qui se succèdent par Seth, d’Adam à Noé, est le nombre dix, le nombre légitime” (15, 20). L’histoire de l’humanité est la trame dans laquelle la cité de Dieu se mêle d’une façon presque inextricable à la cité du diable. Car la cité de Dieu a du mal à se tenir à l’écart de toute contamination de la part du mal, tant qu’elle durera sur la terre.

Ainsi - écrit Augustin -, le genre humain se développant et croissant en possession de son libre arbitre, il s’est fait un mélange et comme une confusion des deux cités dans les liens de l’iniquité. Et ce désordre trouve encore son origine dans la femme; non que ces femmes cédant, comme la première, aux artifices d’un séducteur, aient persuadé aux hommes le péché; mais dès le principe, dépravées dans la cité de la terre, dans la société des hommes terrestres, elles inspirent de l’amour aux citoyens de la cité future pérégrinant en ce siècle, aux fils de Dieu épris de leur beauté. […] Trahissant donc le bien souverain et propre aux bons, inclinés vers un moindre bien, commun aux bons et aux méchants, les fils de Dieu se laissent prendre à l’amour des filles des hommes, et pour les obtenir, ils tombent dans les mœurs de la cité de la terre, ils abjurent la piété qu’ils gardaient dans la société sainte. (15, 22)

        D’après Augustin, les fils de la cité céleste, en acceptant l’amour profane des créatures, transgressent la règle même de la vertu, définie par lui comme ordo amoris.

        Mais, il revient à la charge, “les anges, étant de purs esprits, peuvent-ils avoir un commerce corporel avec les femmes?”. Pour sa part, il refuse de croire que les anges saints de Dieu “puissent atteindre un pareil degré de déchéance”. Il n’exclut pourtant pas la possibilité que certains esprits vénérés chez les païens - comme, par exemple, les Sylvains et les Faunes - soient capables de telles pratiques contre nature. Mais il se garde de les juger. En dernière instance, à ses yeux, cette question d’ordre théologique trouve une solution des plus raisonnables si on l’aborde philologiquement. En effet, dit-il, le nom d’ange, avec le sens grec de “messager” ou “envoyé” est aussi attri­bué à certains personnages vertueux du Nouveau Testament, comme Jean Baptiste (Mc. 1, 2).

        En ce qui concerne la question des géants, Augustin la tranche de la manière suivante: d’une part, ils existaient déjà avant l’union des fils de Seth avec les filles de Caïn (d’après les dires de l’Ecriture même); d’autre part, ils sont présents assez souvent au cours de l’histoire, donc le fait d’être géant n’a rien d’extraordinaire. Et il cite un cas très proche de son époque:

Il y a quelques années - raconte-t-il -, quand l’heure approchait où le fer des Goths menaçait la cité romaine de sa ruine, habitait à Rome, avec son père et sa mère, une femme aux proportions gigantesques; de toutes parts on accourait pour la voir. Et l’on s’étonnait que ni l’un ni l’autre de ses parents ne s’élevât à la hauteur des plus grandes tailles connues. (15, 23)   

        En conclusion, le commentaire de l’évêque d’Hippone se caractérise à la fois par une forte dose de réalisme et par un très subtil sens métaphysique. Il rejoint l’interprétation proposée par abba Serenus, tout en s’inscrivant dans un cadre plus vaste, qui est précisément le cadre de la vision théologique et sotériologique du De Civitate Dei. Seth et Caïn deviennent ainsi des personnages clefs dans l’épopée du salut, les symboles des deux entités à la fois métaphysiques et historiques qui s’entrelaceront sans répit jusqu’à la fin de l’humanité terrestre.

        Conclusions

        Le moment est venu de tirer quelques conclusions. Signalons tout d’abord la richesse des variantes et des interprétations auxquelles le mythe donne lieu aussi bien dans le milieu juif que dans le milieu chrétien. Louis Ginzberg, que nous avons délibérément laissé de côté, fournit, dans son célèbre recueil de haggada, d’autres épisodes inédits qui, cependant, ne sauraient figurer comme des témoignages à plein titre dans un travail philologique et historique. Cette richesse constitue une preuve évidente de l’intérêt que le mythe de la chute des anges avait suscité de manière constante à partir du IIe siècle av. J.-C. jusqu’au Ve siècle ap. J.-C., les dates que nous avons prises comme limites temporelles pour notre enquête.

        Avant de revenir au discours d’abba Serenus essayons de mettre un peu d’ordre dans les données recueillies. Si on les regarde de plus près, on se rend compte que nos témoignages proposent trois approches principales du mythe. La première approche, que l’on pourrait appeler “mythologique”, est valable pour 1 Hénoch, Les Jubilés, Lactance et les Homélies pseudo-clémentines. Dans tous ces textes, le mythe, pris à la lettre, est censé expliquer soit l’origine du mal et l’entrée du péché dans le monde terrestre, soit le ca­ractère maléfique de certaines pratiques, comme la magie ou la divination, soit, chez les apologistes, l’origine de la “fausse religion” païenne, instaurée suite à une catastrophe de dimensions cosmiques. La deuxième approche est celle allégorico-philosophique ou méta­physique. On la retrouve chez Philon d’Alexandrie, avec la double équivalence qu’il établit entre les anges et les intellects, d’une part, et les géants et les passions charnelles, d’autre part. Ce schéma sera re­pris, dans les milieux chrétiens, par Origène, Didyme, Am­broise et, assez discrètement, par Cassien lui-même. Enfin, la troisième ap­pro­che, qui s’imposera avec vigueur à partir du IVe siècle est celle allégorico-historique. Elle apparaît pour la première fois chez Flavius Jo­sèphe, puis Jean Chrysostome, Augustin et Cassien l’assumeront cha­cun à sa manière. Ces auteurs voient dans le mythe du commerce des fils de Dieu avec les filles des hommes une image symbolique du con­flit qui existe depuis toujours entre deux types d’humanité: l’une, méchante et perverse ou seule­ment inaccomplie, née de la semence de Caïn; l’autre bonne et pieuse, ac­complie spirituellement, née de Seth. Ces auteurs opèrent une démythisation, avec une clef historique, des données du récit initial, non sans certains points de contact avec les croyances des gnostiques sethiens. Il faut pourtant dire que cette démythisation n’est jamais réalisée d’une manière totale.

        Le discours de Serenus, bien qu’appartenant à cette troisième famille - aussi bien par la méthode d’interprétation que par le message qu’il fait passer - garde des traces facilement repérables des deux au­tres “traditions”. En effet, le rejet d’une interprétation littérale du passage de l’Ecriture rappelle sans conteste l’approche philonienne. D’autre part, si on élargissait notre analyse à tout le discours déve­loppé dans la Conférence 8, on remarquerait qu’il s’appuie, à plusieurs endroits, sur les mythèmes concernant l’origine des démons, en vogue parmi les apologistes (mythèmes présents aussi dans les apocryphes). Avec ce même groupe, il partage d’ailleurs quelques thèmes et attitu­des, par exemple la misogynie, l’oubli du bien, la transmission du mal par l’intermédiaire de Cham.

        Le stratagème par lequel il arrive à sauver de l’oubli le savoir per­vers de l’humanité coïncide avec celui dont nous informent le Livre des Jubilés et Flavius Josèphe: l’inscription dans la brique, la pierre ou le métal, c’est-à-dire dans des matières difficilement destructibles. Le récit de Cassien nous propose donc une sorte de synthèse de plu­sieurs traditions juives et chrétiennes, peut-être dans le but d’inscrire le sens du modus vivendi monastique dans une tradition vénérable, qui remonterait jusqu’à l’aube de l’humanité. Les moines égyptiens sont les lointains héritiers de la race de Seth, qui s’efforcent de garder la pureté et l’intégrité de l’enseignement divin. Ou plus exactement, ils étaient ces héritiers, car, selon Cassien, l’époque d’or du monachisme touche à sa fin, les signes de la décadence se multipliant de jour en jour: hélas, les “anges de Dieu” sont sur le point de tomber à nou­veau dans les bras perfides des “filles des hommes”.