Cristian Badilita
Les métamorphoses de l’Antichrist chez les Pères de l’Eglise
d’Irénée de Lyon à Théodoret de Cyr
(résumé de la thèse soutenue à Paris IV-Sorbonne le 10 juillet 2002)
La présente étude a bénéficié, d’une part, des recherches de G. Jenks (The Origins and Early Development of the Antichrist Myth, 1991) et de L.J. Lietaert Peerbolte (The Antecedents of Antichrist. A Traditio-Historical Study of the earliest Christian Views on Eschatological Opponents, 1995) sur l’origine et le développement du mythe de l’Antichrist, et de l’autre, des deux instruments fournis par F. Sbaffoni (Testi sull'Anticristo, secoli I-III, 2 vol., 1992) et B. McGinn (The Antichrist. Two Thousand Years of the Human Fascination with Evil, 1994). Le corpus de textes que nous nous sommes proposés d’analyser ne se superpose pas au corpus de textes analysés par les deux premiers chercheurs. Notre recherche commence là où se termine la leur, avec le Ve livre de l’Aduersus haereses d’Irénée de Lyon. Comme limite supérieure, nous avons choisi les textes antichristologiques de Théodoret, qui fait le point sur toutes les traditions jusqu’à lui. L’innovation médiévale la plus importante — à la fin du VIIe siècle — tient dans l’introduction, dans la trame eschatologique, de la figure du dernier empereur romain déposant sa couronne sur la croix du Golgotha (Description de la fin du monde, rédigée en Syrie, à la fin du VIIe siècle, et transmise sous le nom de Méthode de Patara). En plus, étant donné le fait que le travail se propose une démarche essentiellement analytique, mais sans perdre de vue l’aspect essentiel de la synthèse, la période circonscrite ne peut dépasser certaines limites.
Après une introduction sur l’« antichristologie » moderne et après un premier chapitre consacré à la figure de l’adversaire eschatologique de 1 Jean à Justin, les auteurs bénéficiant d’un dépouillement systématique sont : Irénée de Lyon, Hippolyte, Origène, Victorin de Poetovio, Commodien, Lactance, Cyrille de Jérusalem, Jérôme, Augustin et Théodoret de Cyr[1]. A ces auteurs s’ajoutent un pseudépigraphe du IVe siècle (De consummatione mundi) et, en annexe, un groupe d’apocryphes juifs et chrétiens, qui font allusion au portrait physique du personnage. Dans l’introduction italienne au traité Demonstratio de Christo et Antichristo (1987), Enrico Norelli déplore l’absence d’une monographie récente, scientifique, sur l’Antichrist chez les Pères de l’Eglise (la dernière date du début du XVIe siècle et appartient à T. Malvenda). Le présent travail tente de répondre, entre autres, à ce souhait du savant italien.
Cependant, le mythe proprement dit de l’Antichrist n’est pas encore constitué. Le nom du personnage, qui fait son apparition dans les deux épîtres de Jean (1 Jn. 2, 18.22 ; 4, 4 et 2 Jn. 1, 7), reste assez générique, en se référant, dans un premier temps, exclusivement aux faux prophètes qui proclament de faux enseignements. Ce n’est qu’avec Irénée ― dans une étape de décantation dogmatique et de radicalisation du conflit entre Juifs et chrétiens (après la révolte de Bar Kokhba) ― que ce nom unifiera autour de lui toutes les traditions rencontrées jusqu’ici et prendra une connotation guerrière très marquée. La naissance du mythe est due probablement à une triple rencontre : de la mythologie, de l’Écriture et de l’histoire. Cette triple rencontre s’est produite pour la première fois dans le Ve livre (ch. 25-30) du grand traité polémique d’Irénée, Aduersus haereses.
Pour Irénée, l'Antichrist récapitule toute l’histoire de l’apostasie, depuis la chute des mauvais anges jusqu’aux derniers apostats, les hérétiques. Ayant comme support principal les chapitres 2 et 7 de Dn., Irénée précise d’abord le caractère tyrannique de l'Antichrist. Il sera un roi juif (mais inspiré du modèle du tyran païen), dont la légitimité est contestable, qui s’empare du temple et met fin au culte traditionnel, en instaurant son propre culte. On remarque, chez lui, l’absence du motif des témoins eschatologiques (Apoc. 11), preuve du fait que le mythe n’est pas encore perçu comme un ensemble cohérent, autonome, qui appartient à la doctrine traditionnelle. L’insistance avec laquelle Irénée reprend le thème de la division de l’Empire romain comme prémisse de la venue de l'Antichrist montre son l’attitude conciliante, diplomatique face au pouvoir romain, qui n’a strictement rien à voir avec le règne de l’Antichirst, l’action de ce dernier se faisaint avec la permission de Dieu lui-même (la théorie paulinienne de 2 Thess. 2, 11-12). Rome n’est pas non plus le modèle prémonitoire du dernier règne, comme ce sera le cas pour Hippolyte.
Un deuxième volet présente l’Antichrist en tant que magicien et pseudo-thaumaturge. L’hérésiologue traite cet aspect en rapport avec les « sectes » de Marc (I, 13-21) et de Carpocrate (II, 31, 2-3), les deux personnages étant considérés de véritables « précurseurs de l'Antichrist ». La dénonciation systématique de ces hérétiques comme des « pré-antichrists » montre le fait que, selon Irénée, le trait essentiel de l’adversaire eschatologique n’est pas la violence, mais la ruse exercée par l’art magique. A part cela, il faut noter une très nette attitude polémique à l’égard des Juifs, dont la révolte dirigée par Bar Kokhba (132-135), fit bon nombre de victimes parmi les chrétiens d’Asie Mineure, selon le témoignage d’Eusèbe. Par conséquent, avant d’être antiromaine (elle ne l’est que très peu), l’antichristologie d’Irénée est surtout antignostique et antijuive, opérant une sorte de sublimation, sur le plan de l’eschatologie, de certaines données historiques et sociales propres à la deuxième moitié du IIe siècle.
Hippolyte est le premier auteur chrétien à avoir consacré une monographie à l’Antichrist (De Christo et Antichristo, entre 200-202), sous la forme d’une lettre adressée à un certain Théophile. Dans sa démarche il s’appuie sur un dossier très riche de textes scripturaires, tirés à la fois de l’Ancien et du Nouveau Testament. L’Antichrist y est peint sous les traits du tyran eschatologique, qui naîtra de la tribu de Dan et restaurera d’une manière artificielle et caricaturale l’empire romain, lui-même une copie mal réussie du Royaume du Christ. Hippolyte a une vision antichristologique essentiellement politique, assez éloignée de celle d’Irénée. Le Commentaire sur le Livre de Daniel a été rédigé dans une période de fortes persécutions. Hippolyte reprend à son compte la théorie de la succession des empires, tout en insistant sur l’idée du retardement de la parousie. Selon lui, l’Empire romain contient in nuce le futur empire de l’Antichrist, sans pour autant se confondre avec lui. Bien au contraire, il incarne cette réalité mystérieuse, le katéchon, dont parle la 2 Thess. 2, 6-7, qui est censée empêcher l’arrivée du tyran eschatologique. Rome durera cinq cent ans, fait qui repousse l’inauguration du règne de l’Antichrist à trois bons siècles après l’époque où vit Hippolyte. À ses yeux, les persécutions sont le signe du commencement de la fin. Dieu éprouve ses fidèles pour qu’ils se tiennent sur leurs gardes. Enfin, Hippolyte connaît et s’inspire du traité d’Irénée. A l’instar de ce dernier, il fait une lecture antichristologique de la parabole du juge inique ; de même, il énumère les trois noms de l’Antichrist, cités par son prédécesseur : Euanthas, Teitan, Lateinos ; le tyran eschatologique est un Juif né de la tribu de Dan. Mais à côté de ces coïncidences naturelles il y a aussi des différences notables. Chez Irénée, l'Antichrist apparaît plutôt comme magicien, la portée politique du mythe étant extrêmement réduite. Chez Hippolyte la perspective est légèrement différente. Il tente d’apporter des réponses, basées sur les témoignages des Ecritures, à des interrogations qui surgissent au sein d’une communauté confrontée à de graves problèmes politiques et religieux. Ces interrogations concernent la croyance millénariste, le rapport entre la parousie et les persécutions, le sens de la patience et du martyre, le rapport entre le messie juif et le messie chrétien. Le grand mérite d’Hippolyte celui d’avoir jeter les bases d’une « antichristologie » systématique. En effet, tous les « antichristologues » ultérieurs se rapporterons, avec respect et confiance, à ses deux ouvrages, devenus très vite des véritables classiques en la matière.
La vision qu’Origène a de l’Antichrist est nettement différente de celle de ses prédécesseurs. Il s’agit, dans son cas, d’une vision spiritualiste, propre à la tradition alexandrine, qui abandonne provisoirement le cadre eschatologique et place l’action de l’adversaire du Christ dans un présent « métaphysique ». De même que le vrai Christ continue à s’incarner dans l’« évangile » (la totalité des Ecritures) après sa résurrection, de même son ennemi s’installe, dès à présent, dans « le temple » de ces Ecritures, en proposant des doctrines opposées à la vraie doctrine, mais qui s’avèrent très séduisantes. L’Antichrist est ce faux Logos qui habite illégitimement la Bible. En même temps, l’Alexandrin insiste sur la dimension morale du mythe et du personnage : « Je considère non seulement que la parole est Christ et la fausse parole, Antichrist ; que la vérité est Christ et l’apparence de la vérité, Antichrist ; que la sagesse est Christ et l’apparence de la sagesse, Antichrist qui fait choir ceux qui aiment la sagesse de Dieu et de la vérité, et pour qui toutes les choses se rapportent à la raison de la foi ; mais aussi en ce qui concerne les vertus par lesquelles nous menons notre vie en Dieu, nous voyons que toutes les vertus sont Christ et toutes les apparences des vertus, Antichrist » (Com. Mt. ser. 33).
Chez Commodien (Carmen apologeticum, v. 805-1058 et Instructiones, I 41 et 42) et chez Victorin de Poetovio (Commentaire sur l’Apocalypse, ch. 11, 12) le mythe de l’Antichrist se construit autour du noyau que constitue la légende de Nero rediuiuus ou Nero redux, tandis que Lactance rejette une telle identification, en la considérant absurde (De mort. persecut. 2, 6). Parmi les raisons qui auraient pu prédestiner Néron à devenir un personnage eschatologique, et à incarner l’Antichrist, on énumère (selon J.M. Poinsotte) : une vie de turpitudes et de crimes ; le grand persécuteur des chrétiens ; la politique pro-orientale ; le mystère qui entoure la fin de l’empereur.
Pour Victorin, Néron vu comme proto-persécuteur de l’Eglise, fait la paire avec les Juifs. D’autre part, il reviendra sous le masque d’un personnage ayant une conduite irréprochable (il sera chaste et courtois). Ce Néron-Antichrist exercera une triple action destructrice : sur les païens, par la destruction de Rome ; sur les Juifs, qu’il abusera en se faisant passer pour le Messie ; et sur les chrétiens, qu’il détournera de la juste foi en leur imposant la circoncision. Des éléments importants du scénario herméneutique du Pannonien seront repris par Commodien dans ses deux poèmes apologétiques (nous donnons aussi le texte latin et la traduction française des vv. 791-940 de Carm. apol.). L’auteur (IIIe siècle) introduit un deuxième Antichrist, païen, dans la trame du mythe traditionnel, construit sur le modèle d’un nouveau Néron, l’empereur Valérien. Nous décryptons le message du poème à partir des études de M. Sordi et d’A. Salvatore. Pour résoudre la question des deux Antichrists il faut supposer l’existence de deux modèles alternatifs en ce qui concerne l’antichristologie de notre auteur. Le premier modèle (synthétique), reproduit dans l’acrostiche 41 des Instructions, présent aussi dans le commentaire de Victorin, propose un Antichrist-Nero rediuiuus. Le second modèle (analytique), représenté dans le Carmen, propose deux tyrans eschatologiques, l’un identifié avec Nero seruatus, et l’autre avec un rex ab oriente, l’un agissant en Occident, l’autre, à l’échelle universelle.
Si l’on relit avec attention tous les moments de la relation eschatologique de Lactance (Diuinae institutiones 7, 14-19, et Epitome 66, 1-67, 3), on observe que dans la biographie de l’Antichrist il manque un élément fondamental : son origine juive. Le tyran eschatologique est décrit comme un usurpateur « né d’un mauvais esprit » et venu de Syrie, mais il n’est nulle part précisé qu’il sera juif. Le conflit entre Juifs et chrétiens est simplement omis dans cette section, notre auteur rédigeant son œuvre (Diuinae institutiones) avec pour horizon une guerre de longue durée, celle entre Orient et Occident, entre l’Empire romain (comme représentant du monde occidental) et un éventuel adversaire oriental. L’Antichrist devient ainsi un simple personnage de manœuvre au profit d’une idéologie anti-païenne / anti-impériale. Après l’édit de 313, l’attitude de Lactance à l’égard de l’Empire change de façon presque radicale, avec des répercussions sur son antichristologie. Vers la fin de sa vie, il publie un résumé des Institutions, l’Epitomé où le thème, largement débattu dans les Institutions, de la disparition imminente de l’Empire romain, est tout simplement omis, tandis que la date de l’eschaton (précisée dans le traité antérieur) reste ici dans un certain flou. Avec cette nouvelle formule, conciliante et diplomatique, l’Antichrist devient un personnage encore moins notable qu’il ne l’était dans les Inst.. Le deuxième tyran a l’honneur d’à peine quelques lignes, tandis que le mot « Antichrist » brille… par son absence. L’impression qui ressort, c’est que, après la reconnaissance de la religion chrétienne comme religio licita, Lactance, devenu théologien proche de l’empereur, essaie d’éviter certains sujets délicats, liés au destin de l’Empire romain.
Dans sa XVe catéchèse, prononcée vers 348, Cyrille identifie presque l’ennemi eschatologique au diable (il est l’« organe » du diable). Cette conception s’explique, en partie, par ce que le canon de Jérusalem, à la moitié du IVe siècle, exclut l’Apocalypse, source fondamentale d’inspiration pour les scénarios eschatologiques. Partant, maintes séquences du mythe traditionnel de l’Antichrist, tel qu’il apparaît chez Irénée et chez Hippolyte, ont dû être abandonnées, et le mythe lui-même reformulé et revalorisé. Cyrille se voit obligé de réactualiser certains mythèmes pré-chrétiens, encore très présents en l’Asie Mineure. L’accent mis sur la figure du diable est, d’ailleurs, en parfaite résonance avec le contexte pré-baptismal, où les exorcismes jouaient aussi un rôle très important.
L’identification diable-Antichrist se produit dans De consummatione mundi, une homélie du IVe siècle transmise sous le nom d’Hippolyte. Dans la conception de cet auteur, le tyran eschatologique est un simple esprit, sans chair, qui est descendu du ciel pour égarer l’humanité. Il prendra un corps illusoire, qui le fera passer pour un être humain, mais en réalité, il n’assumera absolument rien de la nature des mortels, hormis le péché. L’auteur polémique contre ces mouvements du christianisme primitif qui considèrent Jésus comme un simple être humain, né d’un couple ordinaire. Le « Christ » prôné par ces mouvements-là est précisément l’Antichrist du De consummatione. Autre point inédit, c’est la présence d’un troisième prophète, Jean le Théologien, à côté d’Elie et d’Enoch. La thèse contient le texte grec et la traduction française d’un long fragment de l’homélie (pp. 292-300 de l’édition Achelis).
La vision antichristologique de Jérôme ― telle qu’elle émerge de son « Traité sur l’Antichrist » (intégré dans son Commentaire sur Daniel) et de la lettre 121 à Algasia ― coïncide, en ses grandes lignes, avec celle d’Irénée, d’Hippolyte et de Victorin de Poetovio. Il s’agit d’une antichristologie eschatologique, à connotation politique et religieuse. Malgré son commerce de longue durée avec l’œuvre et la pensée d’Origène, Jérôme ne garde de celui-ci que la méfiance envers le millénarisme. Puis, son antichristologie est moins anti-hérétique que celle de ses prédécesseurs, mais substantiellement plus anti-judaïque. Son Antichrist sera un personnage historique, d’origine juive, qui fera son apparition après la chute violente de l’Empire romain et qui trouvera sa mort sur le Mont des Oliviers, l’endroit même où le Christ s’était élevé au ciel.
Le chapitre sur Augustin commence par deux brèves incursions dans l’œuvre de Tertullien (surtout De praescriptione 4, 2-5 et Contre Marcion 3, 8) et Cyprien (Ad Fortunatum 11 ; 13 ; Lettres 33, 1 ; 43, 5 ; 69, 1), les prédécesseurs africains de l’évêque d’Hippone. L’antichristologie africaine a une forte connotation autoritaire, dans le sens que tout chrétien qui refuse de se soumettre à l’autorité de l’Eglise catholique ― une et indivisible, identifiée au Christ ― mérite le libelle d’Antichrist.
Augustin apporte des modifications essentielles à la vision traditionnelle sur l’Antichrist. En relisant avec attention les « petites apocalypses » des évangiles synoptiques (dans la Lettre 199), il observe que le discours pluriel de Jésus vise simultanément trois événements : la destruction du temple et la conquête de Jérusalem par Titus, la fin du monde, la venue de Jésus per Ecclesiam. Cette parousie ecclésiale, permanente, modifie radicalement les données héritées de la tradition antérieure. Après l’Ascension de Jésus, l’Eglise ne saurait exister que comme réalité profondément eschatologique ; en même temps, l’eschatologie n’a de sens que dans la variante institutionnalisée de l’Eglise. Aucune date de la fin du monde ne peut être avancée avec précision. De même, Augustin attribue la plupart des prophéties de Daniel (à l’exception de celle sur les quatre bêtes) à la première venue de Jésus, interprétant les signes de la seconde parousie principalement dans la lumière des données néo-testamentaires.
Le millenium doit être compris non pas comme « mille ans », mais comme l’intégralité de l’eschaton, vu, à son tour, comme la totalité du temps écoulé depuis l’Ascension et jusqu’à la seconde venue (De ciuitate Dei, XX). En outre, le diable resterait caché pendant le millenium, non pas dans quelque endroit mythique, mais dans « l’abîme » des âmes pécheresses. Voilà une affirmation révolutionnaire du point de vue antichristologique, car à partir d’elle, tout chrétien pécheur doit être considéré un Antichrist réel. Le scénario dramatique rencontré chez Irénée ou Hippolyte se retrouve ici intégralement, mais transféré au niveau de l’histoire individuelle et collective (dans l’âme du chrétien et dans le cadre ecclésiastique).
Avec Théodoret on a l’impression que toute une époque s’achève et qu’une autre commence. Mais à force de ne regarder qu’en arrière, ébloui par une tradition qu’il vénère, il n’a plus le temps de regarder en avant, pour ouvrir de nouvelles voies, pour découvrir des horizons nouveaux. Sa grandeur est celle d’un moissonneur de génie, ses limites, celles d’un traditionaliste sans perspective. Les textes qu’il consacre à l’Antichrist ― In Danielis VII, PG 81, 1417D-1437B ; In XIV epistulas Sancti Pauli, PG 82, 661C-668B ; Haereticarum fabularum compendium, PG 83, 525B-532B, et que nous avons aussi traduits ― font le point sur la question. Par le caractère même de son entreprise, il nous fournit le meilleur résumé de notre enquête.
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Notre tentative a consisté à saisir la structure et le sens de la figure de l’Antichrist chez les Pères de l’Eglise du IIe au Ve siècle, à partir des événements significatifs qui ont marqué leur destin et leur carrière, ainsi qu’à l’intérieur du cadre théologique et idéologique de leur pensée. En même temps, nous avons toujours essayé d’établir des connexions entre les différentes versions du mythe, que nous ne considérons pas comme des étapes successives d’un trajet linéaire. Nous considérons, au contraire, ― et c’est l’une des conclusions de cette enquête ― que le mythe de l’Antichrist, comme tout autre mythe, d’ailleurs, n’évolue pas de façon linéaire, en se « développant » d’une « étape » à l’autre (d’Irénée à Origène, par exemple), mais qu’il se métamorphose, tout en gardant ses traits essentiels, en fonction de chaque contexte qui l’entoure et le resignifie.
Les interprétations que nous offrent les Pères de l’Eglise, d’Irénée à Théodoret sont principalement de trois types. Avec la XVe catéchèse de Cyrille de Jérusalem et le pseudépigraphe, De consummatione mundi on se trouve devant le degré le plus proche à la mythologie du discours antichristologique. La dimension historique du mythe est ici presque entièrement ignorée, laissant la dimension mythologique se manifester sans contraintes. Le couple Christ-Antichrist présent dans ces deux écrits se situe sur le même plan que, par exemple, le couple Mardouk-Tiamat dans le poème Enuma Elish de la mythologie akkadienne. Il s’agit, en fait, de deux principes absolus dont la confrontation aura des conséquences capitales sur la vie du cosmos et du genre humain, provoquant leur palingénésie, c’est-à-dire leur destruction totale suivie de leur renaissance sous une forme « complètement nouvelle ».
D’autres Pères adoptent une vision plutôt historique, sans pour autant réussir à réaliser une démythologisation complète par leurs démarches. L’Antichrist apparaît, chez certains d’entre eux, sous la forme, hautement politisée, du tyran eschatologique, qui dominera le monde pendant un certain temps avant l’arrivée du vrai Christ. Cette vision est propre surtout aux auteurs qui rédigent leurs poèmes, traités ou monographies en périodes de persécutions, comme ce fut le cas pour Hippolyte, Commodien, Victorin de Poetovio et, dans une moindre mesure, pour Irénée et Lactance. Avec Commodien et Lactance un thème extrêmement important vient donner une connotation nouvelle au discours antichristologique. Il s’agit du thème de l’opposition entre Orient et Occident, présent déjà dans les Oracles Sibyllins, et qui fait de notre mythe un moyen par lequel la figure légendaire de Néron est récupérée et mise en évidence. Néron joue ici le rôle d’Antichrist païen, qui précédera le véritable Antichrist, de souche juive.Ensuite, les Pères donnent à l’Antichrist un sens collectif, qui se maintiendra à travers toutes les époques. Il est identifié au groupe des hérétiques, à l’œuvre dès à présent. A côté des persécuteurs, les hérétiques représentent la deuxième cible importante que les Pères visent dans leurs interventions antichristologiques. C’est surtout le cas d’Irénée, d’Origène (mais à un autre niveau), d’Augustin, de Théodoret.
Enfin, le troisième type d’interprétation dépasse aussi bien le niveau mythologisant que celui historicisant et opère une véritable transmutation spirituelle dans la signification du mythe. C’est la grande « révolution sémantique » accomplie par Origène et menée à son terme par Augustin, avec la complicité, il faut le dire, de Victorin de Poetovio et du donatiste Tyconius. Cette vision, que l’on pourrait nommer soit métaphysique (pour Origène), soit psychologisante (pour Augustin), sort l’Antichrist de ses cadres « mythologiques » et « historiques » en lui conférant un sens beaucoup plus abstrait et beaucoup plus général dans lequel tout le monde peut se reconnaître dorénavant : lorsque Origène identifie l’Antichrist à tout « faux sens » de la Bible il opère par là une dilatation de la signification de notre mythe qui fait que tout lecteur potentiel des Saintes Ecritures en dehors de la tradition et en dehors du cadre ecclésial peut devenir un véritable « antichrist ». De même, lorsque Augustin exhorte ses auditeurs à scruter sans arrêt leur conscience, afin de voir si ce ne sont eux-mêmes ces « antichrists » à l’œuvre, dont parle Jean dans sa première épître, il va encore plus loin qu’Origène et identifie le « mal absolu » à la mauvaise conscience de tout pseudo-chrétien. Il est difficile de trouver une signification plus originale, plus large et en même temps plus radicale que celle d’Augustin. Toute la philosophie chrétienne s’y reflète, tous les grands thèmes du christianisme y sont résumés : celui de la liberté et du libre arbitre ; celui du mensonge et de la vérité ; celui de la culpabilité et de la responsabilité ; celui du péché et de la rédemption ; celui de la perte et du salut ; celui de la mort et de la résurrection. Augustin clôt ainsi une période où diverses positions théologiques et exégétiques ont contribué à façonner à leur image la figure de l’Antichrist. Théodoret fera la synthèse de presque toutes ces positions, sans y apporter réellement quelque chose de nouveau. Avec lui s’achève un chapitre essentiel de la saga de l’Antichrist.
[1] Nous avons choisi les auteurs qui proposent une vision cohérente et surtout consciente de l’antichristologie, en laissant volontairement de côté les Pères qui se contentent avec de très brèves allusions au personnage. Par ailleurs, nous proposons un inventaire quasi-exhaustif des références à l’Antichrist dans les premiers siècles du christianisme.